Regarder un livre relié, découvrir les enjeux techniques de la reliure et comprendre l’esthétique de la reliure.
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Jeune professionnelle, mes goûts étaient très arrêtés. Je séparais le “beau” du “moche” avec aplomb, j’aimais les esthétiques flashy, les effets holographiques et les jeux de typographie pleine page. J’étais conditionnée par l’approche industrielle du livre. Lentement, j’ai assimilé ce qu’était un livre en tant qu’objet conceptuel, j’ai accepté que je m’attaquais à plus gros qu’une simple question de goût et de mode, et j’ai appris à regarder un livre. C’est ce que j’aimerais partager aujourd’hui en promenant le regard autour du livre relié.
Pour entrer dans cette observation, je m’attarderai à nouveau sur la fonction théorique du livre afin d’en déterminer des caractéristiques techniques. Je m’intéresserai ensuite au cahier des charges, imposé par ces caractéristiques, qui définit à son tour des codes esthétiques.
Le livre, un corps
On sépare les notions de Préhistoire et d’Histoire avec l’apparition de l’écriture. L’écrit est un moteur de l’évolution de l’humanité. L’invention des alphabets, l’apparition de la forme livre, l’invention des caractères mobiles, le livre de poche, la communication numérique, etc. : chaque nouveauté concernant les technologies de communication est qualifiée de révolution. Cela fait du livre un objet au statut particulier.
L’écrit est pensé pour pérenniser un discours, en d’autres termes, pour survivre au delà du présent. On peut dire que les humains tentent avec le livre de parer aux limites de leur corps afin d’échapper à la disparition des connaissances acquises par le vivant.
Une reliure, par conséquent, porte en elle avant tout la mission de la conservation. Si on voit le livre comme un corps, elle prend le rôle de carapace et prend les coups à la place du bloc livre. Inévitable sort de la matière, elle est sujette à diverses usures tant par son usage que par son stockage. Parmi les facteurs d’usure on peut lister :
les frottements
les chocs
les éléments extérieurs : poussière, humidité, lumière, feu
les tensions, la sudation et autres salissures, dues à la manipulation
la gravité, dans la mesure où les livres sont conservés debout, en suspension
l’assèchement des matériaux
La technique d’assemblage a été modifiée par de multiples innovations pour répondre à cette usure : couvrures en cuir, invention des tranchefiles, invention des chasses, etc. Le relieur essaye, dans une lutte contre le temps et l’espace, de parer à l’ensemble de ces problématiques.
Un livre est d’ailleurs, jusqu’à la révolution industrielle, un produit de grand luxe créé par un ensemble de métiers : intellectuels, papetiers, imprimeurs, graveurs, relieurs, doreurs, etc. C’est un produit coûteux, qui nécessite toute une chaine d’approvisionnement. Sans repères historiques ni exhaustivité, on peut citer les filières du papier, de l’encre, du cuir, du bois, du fil, du parchemin, de la soie, de l’or, etc. Chaque livre imprimé passe, jusqu’à la fin du 19e siècle, dans un atelier de reliure pour recevoir sa forme finale, aboutie. Une gestuelle précise a donc été développée par les artisans pour répondre à l’exigence technique que demande un tel produit.
Cette reliure très détériorée (trouvée sur ce site) présente un ensemble de marques d’usure caractéristiques: frottements, arrachages, fatigue des matériaux, etc.
La même reliure, vue en tête. On voit que le dos a été déformé à l’usage, que les chasses ont été rabotées par les frottements, et que les tranches sont sales. Il ne reste plus grand chose de la reliure, mais le livre a pu être conservé grâce à elle.
Points sensibles
En reliure, ce constat des usures permet d’établir des endroits plus sensibles à la détérioration. Ce sont : les mors, les coiffes, les encoches de coiffe, les coins, les tranches et les chasses. Leur tendance à être les premières victimes de l’usure en font l’objet d’une grande attention de la part du relieur. Il opère en ces endroits un traitement préventif. Les gestes techniques consacrés à ces zones ont d’ailleurs évolué au fil des siècles, pour devenir aujourd’hui de véritables enjeux techniques définissant les qualités de l’artisan.
Je vais détailler ici quelques éléments dont je n’ai pas encore parlé dans mon article sur la structure du livre: les mors, les coiffes, les encoches de coiffes, les coins. Ayant déjà abordé la notion de chasses et de tranches, je ne m’y attarde pas ici pour éviter de nous noyer dans des notions techniques rébarbatives.
Les mors
Le mors permet la bonne ouverture comme la bonne fermeture du livre. Comme des gonds, il tient le bloc livre en suspension. Son rôle de porte en fait la partie la plus sollicitée d’une reliure, donc la plus fragile. Ici, les matériaux de revêtement sont en contact direct avec le cœur du livre (le bloc livre et les ficelles). A long terme, les matériaux classiques (cuir, papier, toile) s’assèchent et deviennent cassants, ce qui favorise la rupture des plats.
Le relieur doit avoir une vigilance constante sur l’état de ses deux mors, de la couture jusqu’aux finitions de son ouvrage, afin d’éviter aux poussières et aux résidus de s’y glisser. Il s’assurera ainsi de la bonne mobilité des plats, d’une grande ouverture et d’une bonne fermeture. Le mors sera le plus discret possible depuis l’extérieur, tout en dessinant une ligne bien nette entre le contreplat et la garde volante.
mors ouvert traçant une ligne bien nette coté charnière
Vue sur la tête d'un livre en sortie d'endossure : l’espace pour loger les cartons a été créé au marteau
Les coiffes
À chaque extrémité du dos, les coiffes font le lien entre le dos, rigide, et les tranches, mobiles. Situées aux arêtes du livre (tête-dos et dos-queue), elles sont vulnérables aux chocs. Elles sont de plus sujettes en tête à l’arrachage (en sortie d’étagère), et en queue aux frottements. Elles sont les deux éléments techniques les plus difficiles à réaliser.
Esthétiquement, on considère que le bloc composé de la coiffe et de la tranchefile doit assurer la continuité visuelle des chants des plats à l’emplacement du dos. Une coiffe réussie est donc fonctionnelle : elle protège le livre de son usure et assure sa bonne ouverture, tout en étant régulière, bien tendue, et simulant la même solidité que celle des plats.
Les coiffes sont associées chacune d’une tranchefile. En reliure classique, cet élément est brodé de fil de soie sur des bâtonnets de papiers roulés à la main. Elles peuvent également être fabriquées à l’aide d’un lacet de cuir couvert de papier ou de cuir. La tranchefile participe à la solidité de la coiffe en lui servant de socle. C’est un ensemble à la fois esthétique et technique qui compense l’absence de carton dans le but de protéger cette partie extrêmement fragile du livre.
Coiffe associée d’une tranchefile brodée contrastante
Coiffe associée d’une tranchefile brodée ton sur ton
Coiffe associée d’une tranchefile cuir contrastante, rappelée par la garde bords à bords créant un cerné
Les encoches de coiffe
Le mors vient rencontrer les extrémités de la coiffe dans une zone nommée l’encoche de coiffe. Cette dernière est une légère entaille réalisée sur les plats, en tête et queue des mors. Elle est destinée à rentrer le matériau de couvrure vers l’intérieur du mors.
Sans encoche de coiffe, l’action mécanique des mors déporte le matériau de couvrure vers l’extérieur. Les frottements poncent alors le matériau, qui finit par rompre, détachant les plats.
Une belle encoche est adaptée aux gestes du relieur, à sa manière de préparer son matériau de couvrure. Elle doit se faire discrète tout en ne permettant pas au matériau de couvrure de se déporter hors du format du livre. Le dessin de la coiffe dépend aussi de la régularité des 4 entailles.
Encoche de coiffe réalisée sur une reliure plein cuir. On voit le cuir entrer dans le mors dans un ensemble de plis.
Marquage des encoches de coiffe au cours de la couvrure à l’aide d’un fil.
Les coins
Les coins doivent protéger au maximum le livre des chocs et ne pas être sujets aux frottements.
Un bon coin respecte un angle à 90° (le moins arrondi possible), tout en couvrant entièrement le carton. Il doit être propre, sans bosses ni résidus de colle. La ligne tracée sur le contreplat à la jonction des matériaux de couvrure doit être la plus discrète possible.
coins coupés en toile : la ligne de jonction entre les deux épaisseurs de toile part de l’angle et en trace la bissectrice.
coin plissé : le cuir, aminci, est plissé sur lui-même pour couvrir l’angle sans coupes franches
Coin coupé avec becquet : les coins sont coupés francs et une petite pellicule de fleur de cuir est collée par dessus la plaie pour la cacher
Coin coupé avec becquet
Garde bords à bords : le coin coupé est couvert par la garde jusqu’aux bords du plat
Garde bords à bords : le coin est fondu dans la couvrure de manière à laisser voir au minimum la jonction des matériaux
Esthétique du livre relié
À cause des techniques mises en œuvre pour lutter contre la physique en ces différents points, un livre relié n’est pas une page blanche sur laquelle on dessine ce qu’on veut.
Il y a un espace dans lequel l’artiste-relieur peut faire plus ou moins ce qui lui chante sans fragiliser la structure, mais le cahier des charges reste contraignant. Les éléments sensibles doivent résister. C’est la mission du relieur ! Il n’est pas un illustrateur du livre, comme pourrait l’être un dessinateur (qui est soumis à un cahier des charges lui aussi, ne fantasmons pas). Le créateur en reliure est d’abord un technicien au service de la conservation.
Cela produit une esthétique particulière du livre relié. Puisque l’ensemble de la reliure doit remplir la fonction de protection, les choix esthétiques du relieur sont avant tout déterminés par ce rôle. Graphiquement cela se traduit par un ensemble de caractéristiques :
Le centre des plats est une zone libre.
Le livre doit pouvoir s’ouvrir et se fermer.
Les mors, mobiles, sont une zone de rupture dans l’image. Leur action mécanique empêche l’ajout d’éléments, qui se décolleraient à l’ouverture et fermeture.
Les coins doivent être solides et protéger le bloc livre qui est particulièrement vulnérable à cet endroit.
Le dos est un espace à part : arrondi, il attrape l’œil d’une manière différente des plats.
Les ficelles d’une reliure classique sont une zone de tension très forte. Pour éviter que les matériaux ne s’arrachent, la couvrure doit s’étendre par-dessus les ficelles, c’est-à-dire au minimum à 1,5 cm des mors, peu importe le format du livre.
Le livre doit entrer en bibliothèque c’est à dire adopter une forme de pavé. Les boites peuvent compenser des volumes.
Les matériaux utilisés doivent servir au mieux leur rôle de conservation et ne pas endommager le bloc livre : on exige une neutralité chimique (ph neutre).
L’ensemble de ces contraintes techniques fait naître un objet classique en reliure : le demi à coins. Le demi à coins est purement utilitaire, minimaliste : il couvre solidement toutes les parties sensibles du livre tout en limitant la consommation de cuir. Le demi à coins est particulièrement intéressant dans la mesure où il révèle l’ensemble des espaces fragiles de la reliure, et donc, en creux, les espaces libres pour la création. On y voit clairement le cahier des charges du relieur : les parties délicates sont couvertes en cuir, le reste est couvert de papier. Ce cahier de charges reste le même pour tout livre entrant en atelier de reliure. Pour résumer, il y a dans toute reliure un demi à coin qui se cache !
en Conclusion
Ce sont donc majoritairement les éléments extérieurs qui agissent sur le livre. Sa reliure agit comme une coque respectant les mouvements du livre et ses caractéristiques physiques. Le regard doit donc se poser en périphérie, aux frontières du livre, en dehors du texte et presque en dehors du livre. C’est un exercice inhabituel : le livre a la fâcheuse habitude d’être effacé par son contenu au cours de son utilisation. Il faut le vider de son sujet pour le voir, puis regarder tout autour.
Un livre, n’importe lequel, relié ou non, reliure classique ou reliure d’innovation, est destiné à entrer en bibliothèque. La bibliothèque, qu’elle soit une prestigieuse bibliothèque d’archive ou une simple boite à livre urbaine, conditionne le livre à épouser son autorité. Les livres y sont rangés debout, en rang, et les titres y apparaissent au dos pour pouvoir extraire facilement les documents. La forme du livre est donc également normée par les restrictions de la bibliothèque. Mais qu’advient-il si l’on s’émancipe de cette norme ? Pourront alors jaillir les questions du livre d’artiste et de la reliure de création, donnant naissance à de nouvelles formes interrogatives et expérimentales, qui feront l’objet d’un prochain sujet.
Merci à Nicolas Calvo pour la relecture